Sur les écrans ce mercredi 3 juillet, un film argentin tout à la fois jubilatoire et grave, El profesor de Maria Alche et Benjamin Naishtat, découvert au festival de San Sebastian l'an dernier où il a été récompensé du prix du meilleur scénario et du prix d'interprétation masculine pour Marcelo Subiotto, populaire comédien qui campe un pathétique et émouvant professeur de philosophie de l'université publique de Buenos Aires.
À ton âge, tu devrais avoir tes propres rêves, non ?, lance le petit Manolo à son père, Marcelo, professeur de philosophie. À bien des égards, le petit bonhomme semble avoir plus de maturité que son père, devenu brutalement orphelin de son père spirituel, le professeur Caselli, spécialiste de Jean-Jacques Rousseau, décédé d'un infarctus. Physique rondouillard, un peu pataud, handicapé technologique, Marcelo Pena est un homme gentil, qui vit dans l'ombre de son mentor et de son épouse, militante sociale, un excellent pédagogue dévoué à ses élèves auxquels il explique Rousseau ou Hobbes.
Bataille pour une chaire
Dans la catégorie « talents » il coche trois cases : il sait faire le poirier, enseigner la philo et chanter des tangos... Marcelo Pena se décide à candidater pour obtenir la chaire du professeur Caselli, poussé par ses proches et par son animosité pour un collègue débarqué d'Europe, pédant et flamboyant, Rafael Sujarchuk, interprété par l'également flamboyant Leonardo Sbaraglia.
Entre les deux hommes, une concurrence s'installe. C'est Spinoza, le philosophe des passions joyeuses qui cimentent le lien social, contre Hobbes, selon lequel la peur crée la communauté. Sujarchuk débarque auréolé de sa carrière universitaire en Europe, clin d'oeil au syndrome de l'exil d'une partie de l'intelligentsia argentine, et de ses amours avec une vedette de cinéma, interprétée par Lali Esposito , connue récemment pour avoir eu maille à partir avec le président argentin Javier Milei .
Une université frondeuse et fragile
Au-delà de la rivalité entre les deux professeurs, magnifiquement servie par l'interprétation des deux comédiens, le film brosse aussi un tableau du monde universitaire argentin, de l'université publique — c'est important de le souligner –, avec ses professeurs mal payés qui doivent avoir recours à des cours particuliers pour boucler leurs fins de mois ; ses couloirs pavoisés de banderoles revendicatrices (et d'hommages aux disparus de la dictature militaire) ; ses étudiants frondeurs qui citent Lénine et ses pigeons intrusifs... Marcelo enseigne aussi Heidegger à une vieille dame riche et initie à la philosophie un groupe d'habitants des villas, les quartiers pauvres de la capitale. Il y est accompagné d'un agent de police, mesure de sécurité imposée par la mairie, qu'il invite à son cours.
Si dans la vie quotidienne, il est perdu, en cours, Marcelo est sur des rails. Il transcende sa timidité face à ses étudiants quels qu'ils soient. La faculté de Lettres et Philosophie de Puán (Puán est le titre original du film et cette faculté est connue dans tout le pays) est réputée pour la diversité de son auditoire, de tous âges et conditions sociales. Une université ruinée par les coupes budgétaires dans le film et dans la vraie vie. Quand la fiction rejoint la réalité : l'université publique de Buenos Aires, comme nombre de services publics, connaît ces derniers mois des coupures de gaz et d'électricité imposées par les restrictions de crédit du gouvernement de Javier Milei.
Comment penser et raconter le monde
Le film parvient à concilier les effets comiques du scénario, soulignés par l'illustration musicale et les mouvements d'œilleton de caméra (fermeture à l'iris selon l'expression consacrée, à l'initiative de la directrice de la photo, Helène Louvart qui a notamment travaillé avec Karim Aïnouz ) qui rappellent les films burlesques, et des questionnements plus existentiels : pourquoi Marcelo, en s'adressant à une femme d'un type indien, en conclut-il qu'il s'agit de l'employée de maison ? C'est quoi un peuple, qu'est-ce qui en constitue le ciment ? Ne peut-on penser le monde qu'à partir d'un cadre imaginé par les philosophes européens des XVIIe et XVIIIe siècles ? Qu'en est-il de la pensée originale d'essayistes comme le Péruvien José Carlos Mariátegui (qui prône un indigénisme inspiré de Marx et de l'organisation sociale des Aymaras) auquel l'université de La Paz en Bolivie veut rendre hommage ?
Les réalisateurs Maria Alché (elle fut La Niña santa de Lucrecia Martel avant de passer elle-même à la réalisation avec un émouvant premier film vu à San Sebastian Una familia sumergida, jamais sorti en France) et Benjamin Naishtat réalisateur notamment de Rojo (2019) sur la dictature argentine, se sont entourés d'une tribu d'acteurs très connus en Argentine. Toute une galerie de personnages et de situations souvent cocasses tourbillonnent autour du professeur Pena rendant sensible la fourmilière porteña. Comme l'explique son très pédant concurrent Sujarchuk, le chaos argentin est propice à la disruption, à la pensée. Disons qu'il est du moins très cinématographique.
Pour toutes ces raisons, propres au film lui-même et en raison du contexte politique argentin actuel, El profesor a trouvé son public dans son pays où il a été chaudement accueilli et il devrait aussi trouver le sien de ce côté-ci de l'Atlantique.
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